lundi 21 mars 2016

15. Minorités du monde : les Indiens d'Amérique

Sans conteste la plus célèbre des minorités, la seule qui ait conquis un statut de grande vedette du cinéma. Mais les innombrables films où apparaissent les Indiens d’Amérique en disent moins sur les Indiens eux-mêmes que sur les modes et les mentalités de l’époque où ils ont été tournés : de la « destinée manifeste » des immigrants à occuper l’ensemble du continent au « bon Indien » des Baba Cools.

 La réalité est évidemment plus complexe. Les ancêtres des Indiens d’Amérique arrivent sur le continent en plusieurs vagues au cours de la préhistoire, venant de Sibérie, pour beaucoup en franchissant à pied le détroit de Behring en une période glaciaire où il était à sec. Combien sont-ils sur le territoire actuel des États-Unis à l’époque de l’arrivée de Christophe Colomb ? Entre deux et dix millions, répartis en centaines de tribus ou nations, parfois fédérées de façon assez lâche, et souvent en guerre les unes contre les autres. Certains sont agriculteurs, notamment sur la côte est, ou encore dans les États actuels du Nouveau-Mexique et d’Arizona, beaucoup, notamment dans la grande plaine centrale, sont des chasseurs-pêcheurs-cueilleurs nomades ou semi-nomades. Leurs modes de vie, de chasse et de combat sont profondément modifiés avec l’introduction du cheval, du métal et des armes à feu par les Espagnols. Mais les arrivants apportent aussi avec eux des maux inconnus : grippe, variole, alcoolisme… qui seront encore plus meurtriers que toutes les guerres livrées pour les éloigner ou les exterminer. Les Amérindiens ne sont plus que 600.000 sur le territoire actuel des États-Unis au début du XIXème siècle et 250.000 à la fin du siècle.

 En 1763, le roi d’Angleterre interdit aux colons de s’installer au-delà de la chaîne des Monts Appalaches, sur les terres nouvellement conquises à l’issue de la guerre de Sept ans contre les Français. L’interdiction ne tient pas longtemps, la pression des immigrants est trop forte, et les États-Unis, à compter de leur indépendance, mènent alternativement, ou même simultanément, à l’égard des Indiens, des politiques d’intégration et des politiques d’isolation dans des réserves.

 George Washington et ses successeurs immédiats lancent ainsi une politique de « civilisation » des Indiens, appuyée sur des fonds fédéraux et les missions chrétiennes. En 1817, les premiers Cherokees accèdent à la nationalité américaine (ce n’est qu’en 1924 que tous les Indiens seront reconnus comme Américains). Mais l’afflux d’immigrants conduit à de nombreux conflits et le Congrès autorise en 1830 le gouvernement fédéral à organiser le transfert à l’ouest du Mississipi des tribus installées à l’est du fleuve. En 1851, la colonisation ayant à son tour franchi le Mississipi, le gouvernement fédéral commence à créer des réserves d’Indiens à l’ouest du fleuve. 20 ans plus tard, il change de ligne en menant une tentative d’attribution de parcelles de terre individuelles aux Indiens, et en mettant progressivement fin à la reconnaissance des tribus indiennes comme nations indépendantes, aptes à signer des traités avec le gouvernement fédéral.

 Mais ces politiques se heurtent à une forte résistance des populations indiennes et toute la période, jusqu’à la fin du XIXème siècle, est ponctuée de « guerres indiennes », combinaison de batailles rangées, de raids et d’escarmouches. C’est aussi dans les années 1880 que disparaissent les derniers bisons de la grande Prairie sous l’effet d’une chasse indiscriminée, privant les Indiens d’une source importante de nourriture. Au début du XXème siècle, la population indienne parquée sur des territoires rétrécis, déstructurée, abandonnée à elle-même, paraît proche de l’extinction.

 Une réaction s’amorce dans les années 1920. Franklin D. Roosevelt lance en 1934 un « Indian New Deal » rendant aux tribus un minimum d’autonomie dans leur gestion et les dotant de conseils élus. Nouveau renversement de politique en 1950 : le gouvernement fédéral se défausse de la plupart de ses responsabilités dans la gestion des Indiens et encourage les États fédérés à mener une politique d’assimilation de leurs populations indiennes. Cette politique porte peu de fruits et dans les années 1960, les Indiens, bénéficiant du mouvement des « Civil Rights », commencent à s’agiter en une prise de conscience identitaire. Ceci conduit à la loi de 1975 d’« auto-détermination indienne », censée leur offrir le choix entre l’assimilation dans la société américaine et l’autogestion (y compris pour les questions d’éducation) au sein de Nations officiellement répertoriées.

 Au début du XXIème siècle, plus de quatre millions d’individus déclarent lors de recensements avoir un lien avec une tribu indienne précise, éventuellement en combinaison avec une autre origine. Près de 80% d’entre eux vivent hors des réserves, et 70% en milieu urbain. Malgré d’importants progrès, le niveau de vie, d’éducation et de santé des Américains d’origine indienne reste nettement plus faible que la moyenne, notamment dans les réserves où sévit un chômage massif avec tous les maux qui lui sont associés.

 Mais rien de tout ceci n’efface le portrait du « noble sauvage », vivant en communion avec la nature, incarné pour toujours par l’Indien américain dans l’imaginaire de la population américaine et, grâce au cinéma, dans l’imaginaire mondial. Portrait reflété dans la fameuse lettre (apocryphe) adressée par le Chef Seattle en 1853 au Gouverneur de l’État de Washington : « …Chaque parcelle de cette terre est sacrée pour mon peuple, chaque luisante aiguille de pin, chaque rive sablonneuse, chaque brume dans les bois sombres, chaque clairière et chaque insecte bourdonnant sont sacrés dans le souvenir et l'expérience de mon peuple. Pour nous, la sève qui coule dans les arbres est comme le sang qui coule dans nos veines. Nous appartenons à la terre et la terre est une part de nous. Les fleurs parfumées sont nos sœurs. L’ours, le cerf, le grand aigle sont nos frères. Les crêtes rocheuses, les sucs des prairies, la chaleur animale du poney, l’homme, tous appartiennent à la même famille. L’eau scintillante qui court dans les torrents et les rivières n’est pas seulement de l’eau mais le sang de nos ancêtres ».


Avec ce billet, se termine la série de 15 articles consacrés aux minorités du monde, que vous pouvez aisément retrouver en remontant le fil de ce blog.

mercredi 2 mars 2016

Iran, nouvelles perspectives


publié le 1er mars par 
Boulevard Extérieur
Comme il l’espérait, le Président Rohani sort clairement renforcé des élections qui viennent de se dérouler en Iran. Certes, il n’existe pas en ce pays de partis constitués, et un deuxième tour doit encore pourvoir au Parlement une soixante de sièges sur un total de 290. Les lignes restent donc encore floues entre le nombre définitif, s’il le devient jamais, de ses partisans et de ses adversaires. Mais la victoire de Téhéran, où la liste de « l’Espoir », coalition de réformateurs et de modérés, a remporté la totalité des trente sièges en jeu annonce une bascule des équilibres anciens quand les conservateurs, dits encore « principalistes », élus du temps d’Ahmadinejad, faisaient la loi au Parlement.
Certes, Téhéran n'est pas l'Iran, la province reste encore très pénétrée de traditions et de conservatisme. Mais même en province, beaucoup de villes ont voté en faveur de Rohani. Et celui-ci peut espérer l’appui des élus de communautés excentrées : Arabes, Kurdes, Baloutches, Turkmènes, Azéris de l’Ouest, qui, quelle que soit leur étiquette, restent sensibles aux efforts de reconnaissance de leur identité. Et il y a surtout au travers du pays beaucoup d’élus au label peu explicite, choisis d’abord sur des enjeux locaux. Ceux-là seront aisément convaincus d’appuyer le gouvernement s’ils ont le sentiment qu’il est le mieux placé pour apporter à leur circonscription développement et prospérité.

           L’émergence de conservateurs modérés

Et puis, même parmi les conservateurs, il y a une frange modérée, d’abord à l’écoute de la parole du Guide suprême, et conduite par le président du Parlement sortant, Ali Larijani, d’ailleurs élu à Qom. Ce groupe, sur instruction du Guide, a en particulier permis à Rohani d’obtenir, par un bon verrouillage de procédure, l’appui du Parlement lorsqu’il s’est agi d’approuver l’accord nucléaire de juillet dernier. Ces conservateurs modérés, en une prise de position déterminante pour l’avenir du gouvernement Rohani, ont ainsi fait le choix de l’ouverture de l’économie grâce à la levée des sanctions, contre le choix alternatif d’une « économie de résistance », pour partie autarcique, pour partie fondée sur la contrebande, et alimentée de produits chinois, russes, ou indiens, qui n’ont jamais fait rêver la population iranienne. S’ils veulent atteindre la prospérité espérée, ces conservateurs modérés devront forcément soutenir la politique économique du Président Rohani, notamment en ce qui concerne l’accueil des investissements étrangers dans des secteurs fortement dégradés : hydrocarbures, transports, environnement. Ils devront aussi accepter de desserrer, ce qui sera moins simple, l’emprise sur l’économie des conglomérats publics ou semi-publics tenus par les Pasdaran, ou Gardiens de la Révolution, et par les grandes fondations pieuses.

            Les trois promesses

Rohani, au cours de son élection en 2013, a fait trois ordres de promesses : sortir de la crise nucléaire, qui empêchait tout progrès, relancer l’économie, donner de l’air à la société. La première est tenue. La deuxième va clairement devenir sa priorité jusqu’à la fin de son mandat présidentiel en 2017 afin de lui permettre sur de premiers résultats, même modestes, de se faire réélire. La troisième devra sans doute attendre qu’il puisse encore renforcer son autorité et sa légitimité au sein d’un régime compliqué, où des bastions cruciaux tels que le Pouvoir judiciaire, le Conseil des gardiens de la Constitution ou la hiérarchie des Pasdaran sont tenus par des conservateurs et des ultraconservateurs.
Des progrès significatifs en matière de libertés publiques ne sont sans doute pas à espérer avant le cours de son deuxième mandat, s’il y parvient jamais. Mais il est vrai aussi que la société iranienne évolue inexorablement, imperméable aux aléas de la politique, pour de plus en plus nous ressembler. C’était le cas même du temps d’Ahmadinejad, et le régime a compris qu’il ne pouvait pas aller trop loin en matière de manipulations politiques et d’étouffement des aspirations à l’ouverture. C’est ce qu’ont démontré les grandes manifestations de 2009, qui ont fini écrasées, mais qui lui ont fait très peur. Il est notable que les élections qui viennent de se dérouler et la Présidentielle de 2013, certes une fois éliminés les candidats qui inquiétaient le régime, se sont passées sans incident, sans soupçon de trucage. La République islamique en sort renforcée.

            Maturité et voie centrale

Et curieusement, la démocratie iranienne, si imparfaite, si bridée soit-elle, semble aller vers une sorte de maturité. Avec la possibilité de constitution d’un grand ensemble modéré, allant des réformateurs jusqu’aux conservateurs éclairés en passant par les partisans du président, l’on pourrait voir le jeu politique s’éloigner peu à peu des affrontements brutaux, clivants, qui ont marqué les débuts de la Révolution islamique, jusqu’aux présidences du réformateur Khatami et du populiste Ahmadinejad. Le régime entrerait ainsi dans des eaux plus apaisées, où l’esprit d’équilibre, de compromis, commencerait à pénétrer la sphère politique.
Certes, le meilleur n’est pas toujours sûr. Mais en ce sens, il est intéressant de mettre en lumière des propos récents de l’Imam Khamenei, tenus deux jours avant le premier tour de l’élection, où il s’exprimait ainsi : « modération est un joli terme, mais L’Islam ne parle pas ainsi… L’Islam recommande la voie médiane, moyenne… Ainsi nous avons fait de vous une communauté qui avance sur la voie du milieu, dit le Coran. Mais que signifie milieu en Islam ? Est-ce l’opposé de l’extrémisme ? Non c’est l’opposé de la déviation... La voie du milieu est la voie droite… Si vous déviez de cette voie droite, que ce soit à gauche ou à droite, ce n’est plus la voie du milieu. Ce n’est donc pas l’extrémisme qui va à l’encontre de la voie centrale, c’est la déviation. Bien sûr, sur une route, certains marchent vite, d’autres plus lentement. Mais aller vite n’est pas une mauvaise chose ! »

            L’autre élection

Un mot, pas le moindre, sur l’autre élection du vendredi 26 février : celle du Conseil des experts, assemblée de 88 docteurs de la loi, élue par la population pour huit ans, chargée, en cas de décès ou d’incapacité du Guide suprême, de pourvoir à son remplacement. Dans ce bastion du conservatisme, là encore la poussée des modérés a été forte, et au moins deux ultra-conservateurs emblématiques éliminés, notamment grâce à la discipline de vote des électeurs de Téhéran. Impossible de dire dans quel sens cette assemblée pourrait pencher le moment venu, car beaucoup de personnalités s’y considèrent comme indépendantes, et le Guide, qui a déjà 77 ans, cherchera à orienter sa succession vers quelqu’un qui lui ressemble. Mais nul doute que le jeu s’est ouvert sur un choix évidemment crucial pour l’avenir de la République islamique.

            Un rôle pour l’Europe

Et l’Europe dans tout cela ? Elle a une chance historique de revenir la première dans le jeu, car les Américains sont encore empêtrés dans de vieilles sanctions toujours en vigueur, concernant la lutte contre le terrorisme et l’appui aux droits de l’homme. Les Iraniens, clairement, nous attendent. Il nous faut donc soutenir Rouhani, éviter la répétition de l’erreur des années Khatami, durant lesquelles faute de prendre ce président réformateur au sérieux, nous avons contribué à l’élection d’Ahmadinejad. Et garder en même temps à l’esprit qu’il y a des baisers qui tuent, donc ne pas laisser croire qu’en poussant aux réformes, nous cherchons finalement à déstabiliser la République islamique, à entraîner Iran vers une sorte de « révolution de couleur ». Notre soutien, pour être efficace, a tout intérêt à être légitimiste, en faisant comprendre que nous souhaitons voir se rapprocher de nous, à leur rythme propre, toute la société, toutes les institutions iraniennes, sans y introduire de discrimination.

           Le nucléaire et au-delà

Pour être pris au sérieux, il est un sujet important sur lequel il va falloir nous investir : la bonne application de l’accord nucléaire. Car sans la bonne application de cet accord, et la confiance mutuelle qu’elle devrait progressivement susciter, l’Iran en reviendra à se replier lui-même. Nous pourrons alors dire adieu aux possibilités, certes encore ténues, de voir l’Iran jouer un rôle plus coopératif dans la solution des grandes crises qui agitent le Proche et le Moyen-Orient. Il est certain que nous veillerons scrupuleusement à la façon dont l’Iran s’acquittera de ses obligations nucléaires. Mais il faudra aussi étendre notre rigueur aux Etats-Unis car c’est là, à vrai dire, que résident à court terme les risques les plus sérieux de voir l’accord mis à mal : par la mauvaise volonté persistante du Congrès, ou par un nouveau président entraîné par ses déclarations électorales. L’Union européenne, partie à cet accord, doit donc se tenir prête à résister à toute tentative de l’administration américaine de ralentir par l’entretien d’un maquis juridique la fluide application de l’accord, et à plus forte raison de le casser. Garante à l’égard de toutes les parties, elle pourrait trouver là un rôle à sa mesure, et capitaliser sur la confiance recueillie pour avancer sur d’autres dossiers. Par exemple, la création d’un climat minimal de détente entre l’Iran, la Turquie et l’Arabie saoudite, sans lequel aucune solution durable ne sera trouvée aux problèmes de la région.