mardi 22 décembre 2015

Minorités du monde 13. Les Pygmées d'Afrique centrale

Combien sont-ils dans la grande forêt qui s’étend à une dizaine de pays au coeur de l’Afrique, notamment dans le bassin du Congo et la région des Grands Lacs ? 200.000 ? 600.000 ? Pour la plupart, ils n’ont pas d’état-civil, pas de papiers. Ce sont les Pygmées, « les peuples de la forêt », souvent les premiers habitants des régions où ils sont implantés, et dont la petite taille serait le résultat d’une adaptation aux conditions très particulières de survie dans la forêt humide tropicale et équatoriale.

Les Pygmées (eux-mêmes n’aiment pas beaucoup ce terme…) sont à l’origine des chasseurs-pêcheurs-cueilleurs vivant en symbiose avec des populations voisines d’agriculteurs auxquels ils fournissent des produits de la forêt, notamment de la viande, du miel, des plantes médicinales en échange de produits agricoles, de vêtements, d’outils modernes. Ils sont en fait répartis en groupes ethniques ayant des identités bien distinctes : Baka au Cameroun et au Gabon, Bongo ou Babongo au Gabon, Twa ou Batwa dans la région des Grands Lacs, Mbuti au nord-est de la République démocratique du Congo (RDC), Aka en République centrafricaine et en RDC… Ils adoptent en général les langues parlées dans leur environnement. Animistes (lorsqu’ils n’ont pas été convertis), ils révèrent la forêt comme source de la vie.

Cet équilibre et ces modes de vie traditionnels ont été mis à mal par la disparition ou l’exploitation industrielle de la forêt, par l’apparition des grandes plantations, par des politiques d’expulsion ou de sédentarisation forcée, par exemple à l’occasion de la création de parcs nationaux à faune protégée. Les Pygmées deviennent alors eux-mêmes agriculteurs, artisans, ou encore salariés, parfois saisonniers, et toujours de très faible niveau, dans des plantations ou des entreprises d’exploitation forestière. Ils sont aussi parfois réduits en esclavage ou quasi-esclavage par les communautés d’agriculteurs qui les côtoient. Il leur arrive également de se transformer en chasseurs commerciaux, et parfois en braconniers dans les parcs créés sur leurs anciens territoires, pour fournir en viande et autres produits animaux les négociants qui sont à leur contact.

Les Pygmées sont l’objet de comportements lourdement discriminatoires. Ils, et elles, sont souvent victimes de rapts, de tortures, de viols, de meurtres, sous des prétextes rituels, par cupidité, et à l’occasion de conflits ethniques et politiques. Ils ont ainsi particulièrement souffert, et continuent de souffrir, des guerres civiles et ethniques dans la République démocratique du Congo et dans la région des Grands Lacs. Ils ont aussi payé un lourd tribut au génocide rwandais de 1994 : un tiers d’entre eux, soit environ dix mille hommes, femmes et enfants, ont été massacrés, et autant ont été alors chassés de leur habitat.

mardi 3 novembre 2015

L’Iran, la Russie et les autres : vers une sortie de crise en Syrie

Sur l’insistance de la Russie, l’Iran a donc été admis à la table des négociations sur la Syrie. Il devenait de plus en plus paradoxal, si l’on voulait vraiment en sortir, de tenir à l’écart cet acteur incommode mais majeur, estimant avoir en cette affaire des intérêts vitaux. Du côté donc de Bachar el Assad, l’Iran et la Russie, et en face tous les autres, demandant le départ du même Bachar. Mais il y a des zones de compromis. Ni l’Iran, ni la Russie, ne se sentent liés à la personne même de Bachar. En revanche, ils ont toujours estimé que des puissances extérieures n’avaient pas à préempter une décision appartenant aux Syriens dans leur ensemble. Et tous deux craignent qu’un effondrement des institutions dans la foulée d’une élimination de Bachar et de son clan n’engendre un chaos où s’engouffreraient des monstres. Après les expériences irakienne et libyenne, c’est un point que les Occidentaux doivent pouvoir comprendre. Et puis, Moscou a entretenu avec Damas des relations étroites depuis des décennies. La Russie compte 20 millions de Musulmans. Et à vol d’oiseau, il y a entre les deux pays la distance Paris-Marseille.

Les cauchemars afghans de l’Iran et de la Russie

Quant à l’Iran, il y a un cauchemar qu’il ne veut pas éprouver. C’est une talibanisation de la Syrie. Il a déjà assez souffert des Talibans en Afghanistan. Il a en horreur l’idée que leurs équivalents puissent s’installer à demeure près de l’Irak et déstabiliser ce pays jusqu’à la frontière iranienne. C’est d’ailleurs le général pasdaran Souleymani, responsable des forces spéciales iraniennes intervenant en Syrie et en Irak, qui a convaincu personnellement Poutine qu’il fallait agir d’urgence s’il ne voulait pas voir l’armée syrienne, à bout de forces, s’effondrer.

Venant toujours d’Afghanistan, un autre cauchemar tourmente aussi les Russes. C’est celui de l’enlisement qu’ils y ont connu dans les années 1980. Déjà, il est visible que l’offensive terrestre des forces loyales à Bachar contre les rebelles qui mettent en péril l’axe vital Damas-Alep, n’a pas emporté les résultats escomptés, malgré l’appui massif de l’aviation russe. L’Arabie saoudite, le Qatar, la Turquie ont veillé, avec l’accord des États-Unis, à relever le niveau des armes fournies à l’opposition, avec en particulier des armes anti-blindés. L’impossibilité de remporter un succès décisif pousse donc tout le monde à la négociation. Poutine a préparé le terrain en convoquant Bachar à Moscou. Il lui a sans doute expliqué que l’aide russe avait un prix, qu’il devrait un jour payer. Du côté occidental, il est accepté qu’un départ de Bachar ne soit plus un préalable à un processus de transition, mais plutôt l’une de ses étapes, voire sa conclusion. Tout s’est donc récemment accéléré pour préparer les esprits à un accord.

D’abord réaffirmer les intégrités territoriales, ensuite chasser Da’esh

Il est au moins une question sur laquelle toutes les parties devraient s’entendre sans difficulté : c’est la protection de l’intégrité du territoire syrien. Ce point n’allait pas de soi, tant a été dénoncé l’artificialité des frontières tracées dans la région à l’issue de la première Guerre mondiale, en évoquant l’émergence inévitable, ici d’un Sunnistan, ailleurs d’un Kurdistan, ou encore d’un « réduit alaouite ». Tant en Syrie qu’en Irak, ce serait en vérité ouvrir une boîte de Pandore. La fixation des frontières de telles entités soulèverait la tentation de toucher à celles des pays voisins : Turquie, Iran. Elle ferait naître des conflits au moins aussi brûlants, et encore plus durables, que les conflits en cours. Ce serait enfin négliger qu'au cours d'histoires  tourmentées, s'est enraciné en Syrie comme en Irak un vrai sentiment national.

Et puis, il faudra bien s’attaquer ensemble à l’éradication de Da’esh, ou « Etat islamique ». Pour le moment, personne ne s’y est vraiment attelé. Certainement pas Bachar, qui trouve avantage à pouvoir dire qu’il existe au monde plus abominable que lui. Les Russes, eux, parant au plus pressé, ont surtout frappé ceux qui menaçaient le plus directement la « Syrie utile ». Ils ne voient aucune urgence à aller chercher Da’esh au cœur des déserts excentrés où il est installé. Quant à la coalition internationale montée et portée à bout de bras par les Américains, elle s’est jusqu’à présent limitée à une sorte de service minimum, sauf dans l’épisode de la défense de Kobané, en raison de sa charge symbolique. En Irak, elle ne cherche encore qu’à contenir Da’esh en attendant que l’armée irakienne et une mobilisation populaire au sein même des Sunnites soient en mesure de le chasser. En Syrie, les Américains ont veillé à ne pas s’attaquer aux oppositions radicales, d’ailleurs soutenues par leurs propres alliés : Arabie saoudite, Qatar, Turquie…, au point de renforcer la main de Bachar, ni en sens inverse de mettre Bachar en difficulté au point de faire miroiter la victoire aux rebelles. Là encore, ce sera à l’armée syrienne recomposée, et relégitimée par le départ de Bachar, de faire l’essentiel du travail. Il faudra, le moment venu, l’y aider, et constater déjà à Vienne que c’est la seule voie réaliste de sortie de crise.

(paru dans le Figaro du 2 novembre 2015)

dimanche 16 août 2015

Minorités du monde 12. Les Hongrois de Roumanie













Les quelque deux millions de Hongrois de Roumanie (Hongrois proprement dits avec leurs cousins les Sicules, descendants hungarophones de tribus intégrées dès le Moyen-âge au monde hongrois) se situent pour l’essentiel en Transylvanie et au Banat. Au lendemain de la Première guerre mondiale, le Traité de Trianon détache en effet de larges pans de la Hongrie vaincue pour les incorporer à la Tchécoslovaquie, au Royaume des Serbes, Croates et Slovènes (plus tard Yougoslavie), et enfin, pour ce qui concerne la Transylvanie et une partie du territoire attenant du Banat, à la Roumanie, dont le territoire est ainsi presque doublé.

La Transylvanie, en particulier, adossée à l’arc des Carpates, dotée de paysages et de populations d’une forte originalité, a été liée de façon plus ou moins lâche au Royaume de Hongrie depuis sa fondation en l’an 1000 jusqu’à la conquête de Soliman le Magnifique en 1526. Après le reflux des Ottomans, elle est rattachée à la couronne des Habsbourg, puis cédée par ceux-ci à la Hongrie en 1867, à l’occasion de la fondation de l’Empire Austro-hongrois. Quant à la vaste plaine du Banat, il s’agit aussi d’une région hongroise, perdue au profit des Ottomans et récupérée par les Habsbourg, qui y installe de nombreux colons, notamment allemands, afin de former barrage à un possible retour des envahisseurs. La plus grande partie de la région va vers la Roumanie et la Serbie en 1920.

Les Hongrois passés en 1920 sous pavillon roumain représentent à peu près un tiers de la population transférée, composée également de Roumains, déjà présents en majorité, et d’Allemands. Mais ces Hongrois étaient jusqu’alors en position dominante, sur les plans politique, économique et culturel. Leur situation se renverse, ils se retrouvent en position de minorité politique, conduits à se mobiliser pour le maintien de leur langue, de leur système d’éducation, de leur identité face à la volonté de « romanisation » du gouvernement central. Si la nouvelle région bénéficie au début de l’autonomie souhaitée par l’ensemble de ses habitants, la politique de Bucarest finit en effet par s’imposer et alimente un irrédentisme hongrois, fortement soutenu à Budapest par le régime du Régent Horthy, qui fait de l’abolition du traité de Trianon une grande cause nationale.

Durant la deuxième guerre mondiale, Horthy obtient d’Hitler que le nord de la Transylvanie soit à nouveau rattaché à la Hongrie. Mais la défaite de l’Axe ramène la région à son statut antérieur. Au lendemain de la guerre, les Hongrois ethniques, qui jouent pour un temps un rôle important au sein du Parti communiste roumain, obtiennent la création d’une région autonome dans une partie de la Transylvanie. Mais celle-ci ne sera jamais dotée de réels pouvoirs. Ceaușescu, arrivé à la tête du parti communiste en 1965, accentue encore la politique assimilationniste du régime, qui considère comme relevant du passé toutes les revendications de minorités. Le roumain est instauré comme seule langue nationale, et les écoles hongroises fusionnées avec les écoles roumaines. Des Roumains d’autres régions sont encouragés à s’installer massivement en Transylvanie au nom du développement industriel. Ceauşescu lance aussi dans les années 1980 une politique de destruction des villages traditionnels au profit de logements collectifs de basse qualité, qui commence en particulier à défigurer les très typiques paysages transylvains.

Les signes avant-coureurs de la révolution roumaine de décembre 1989 se manifestent en des lieux densément peuplés de Hongrois. A Cluj (« Koloszvar » en hongrois), ville universitaire et industrielle, bastion de la présence culturelle hongroise, des troubles éclatent dans la population ouvrière dès 1986. Ils s’étendent vers d’autres centres industriels et conduisent en novembre 1987 à une grève et à des manifestations massives à Brașov (« Brassó »), autre ville transylvaine à forte tradition hongroise. A la mi-décembre 1989, les ouailles d’un pasteur hongrois dissident exerçant dans la principale ville du Banat, Timişoara (« Temesvár »), s’opposent publiquement à son éviction. La révolte s’étend à l’ensemble de la population de la ville, et la police tire sur les manifestants, faisant plusieurs dizaines de morts. D’autres villes s’agitent, le mouvement culmine le 21 décembre dans le retournement de la foule réunie pour écouter Ceauşescu à Bucarest, qui provoque le renversement du tyran.

La chute du communisme et l’introduction de la démocratie parlementaire ont permis aux Hongrois de Roumanie d’être représentés par des partis reconnus, au premier rang desquels l’Union démocratique des Hongrois de Roumanie, parti autonomiste modéré, récoltant autour de 6% des voix aux élections législatives, qui a presque constamment fait partie des majorités parlementaires successives. Leurs droits et libertés se sont incontestablement développés, malgré les difficultés créées par les radicaux des deux bords : irrédentistes d’un côté, nationalistes roumains de l’autre. L’adhésion de la Roumanie et de la Hongrie à l’Union européenne a aussi contribué à atténuer les tensions autour de la question des Hongrois de Roumanie, en leur donnant notamment la liberté de circulation transfrontalière et d’établissement. La poursuite de la construction européenne devrait mener ces tensions, malgré quelques sursauts deçà delà, à s’enfoncer peu à peu dans le passé.

dimanche 26 juillet 2015

Voyage dans la négociation nucléaire avec l'Iran


Contrairement à mon habitude, j’adopterai pour le récit qui suit un ton résolument personnel, en décrivant ma propre vision des choses, au risque de me faire contredire. Je développerai les évènements dont j’ai été le témoin direct. Mon rôle dans la longue et multiforme négociation nucléaire avec l’Iran n’a pas en effet été suffisamment central et durable pour que je puisse espérer en présenter une relation exhaustive et à peu près objective. Il est d’ailleurs probable qu’aucun de ceux qui y ont été mêlés ne puisse nourrir une telle ambition, ce qui rendrait utile qu’un nombre suffisant d’entre nous puisse un jour apporter chacun son récit propre, pour dégager peut-être enfin de l’ensemble une vision certes fracturée, mais quand même à peu près générale, du moins en ce qui concerne le point de vue français.

En revanche, ce que j’ai connu de cette négociation, d’abord comme ambassadeur à Téhéran de 2001 à 2005, puis comme observateur attentif jusqu’à ce jour, me paraît suffisamment porteur d’expérience vécue pour apporter un éclairage digne d’intérêt sur les ressorts d’un tel processus, et au delà, sur les ressorts de toute négociation un peu complexe. Cette négociation nucléaire avec l’Iran est en effet d’une richesse exceptionnelle. La matière nucléaire en soi, que j’avais déjà pratiquée dans ma carrière en passant trois ans à la sous-direction des questions atomiques du ministère des affaires étrangères, est déjà fortement stimulante, par la combinaison de ses dimensions scientifique et technologique, de ses enjeux stratégiques et de défense, de ses enjeux économiques, et par la traduction de tout ce qui précède en éléments de droit international. Et dans le cas d’espèce, la négociation a pris tout à la fois des aspects traditionnels d’une négociation bilatérale ou de petit groupe, rappelant par moments le concert des grandes puissances, et les aspects éminemment contemporains d’une mécanique multilatérale, impliquant l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) et l’Organisation des Nations Unies à travers son Conseil de sécurité. Enfin, et ce n’est pas le moindre de son intérêt, elle apparaît toute pétrie de divisions et d’incompréhensions culturelles, d’abord entre l’Iran de la République islamique, pays porteur de sensibilités et de comportements tout à fait particuliers, et les autres, et parfois aussi entre les autres, si l’on veut bien admettre que des failles culturelles puissent s’ouvrir entre Occidentaux d’une part, Russes, Chinois d’autre part, ou même entre Européens et Américains.

Trois figures

Après tout cela, il semble un miracle qu’une telle négociation ait pu se nouer, et surtout qu’elle ait pu aboutir. Trois personnalités ont joué ici un rôle crucial, démontrant la capacité des individus à infléchir le cours des évènements.

La première est Dominique de Villepin, en sa qualité de ministre des affaires étrangères. A la mi-2003, les États-Unis, enivrés de leur succès en Irak, rêvant de remodeler le Moyen-Orient, cherchaient à mettre la République islamique en difficulté et se préparaient donc à traduire l’Iran devant le Conseil de sécurité à la suite de la découverte, l’année précédente, d’une usine d’enrichissement d’uranium en construction près de Natanz, dans le désert iranien. Mais Villepin, soucieux au contraire de trouver une solution négociée à la crise, parvenait à convaincre ses homologues allemand, Joshka Fischer, et anglais, Jack Straw, de se rendre avec lui à Téhéran. L’affaire n’était pas sans risques. Les Américains étaient plus que mécontents d’être arrêtés dans leur élan. La hiérarchie du Quai d’Orsay, soucieuse de ne pas se fâcher à nouveau avec Washington alors que la plaie du différend sur l’Irak était encore ouverte, était vent debout contre une telle initiative. Villepin s’était donc assuré du soutien sans faille du Président Chirac avant d’aller de l’avant. Il avait d’abord songé à s’adjoindre les ministres allemand et russe pour ce déplacement. Mais cela ressemblait trop à la reconstitution du « front du refus » face à l’intervention américaine en Irak. Le choix avait donc été fait du ministre britannique, dont il était espéré qu’il saurait amadouer les Américains. De fait, Jack Straw s’est révélé très ouvert aux positions iraniennes, trop ouvert même aux yeux de Washington, où il était surnommé « Tehran Jack ». Il devait ultérieurement, et pour cette raison, être poussé vers la sortie par Tony Blair. Quoi qu’il en soit, c’est ce trio de Ministres qui a débarqué à Téhéran le 21 octobre 2003, donnant publiquement le coup d’envoi d’une négociation qui ne devait jamais s’arrêter, malgré bien des cahots, des sorties de route et des transformations de format, jusqu’à l’accord du 14 juillet 2015.

La deuxième personnalité est Barack Obama, qui dès sa campagne électorale de 2008, allant à contre-courant du sentiment dominant dans la classe politique américaine, manifestait son intention de rechercher une solution négociée avec l’Iran. Il a dès ce moment poursuivi son objectif contre vents et marées avec une admirable constance. Au cours de son premier mandat, il a face à lui un régime iranien infréquentable, car engagé dès le printemps 2009 dans un conflit avec sa propre population autour de l’élection manipulée d’Ahmadinejad à un second mandat présidentiel. Il se trouve d’autre part empêtré dans son choix initial d’Hillary Clinton pour le poste de Secrétaire d’État. Celle-ci, sans doute soucieuse de son avenir politique, se révélait en effet rapidement plus que réticente à composer avec l’Iran. L’année 2013 allait enfin offrir à Obama le créneau tant attendu pour reprendre l’initiative. A l’orée de son second mandat, il pouvait choisir en la personne de John Kerry un nouveau Secrétaire d’État en parfait accord avec lui sur le sujet et prêt à payer de sa personne pour aboutir. Et les Iraniens élisaient à la Présidence de la République un candidat décidé à sortir presque à tout prix d’une crise nucléaire aux effets délétères pour la société iranienne.

C’était Hassan Rouhani, troisième personnalité déterminante en l’affaire. Cet homme nourri dans le sérail de la République islamique, s’y était rapidement distingué par son énergie et son efficacité dans la gestion des responsabilités croissantes qui lui étaient attribuées, notamment dans la conduite de la guerre avec l’Irak. Secrétaire du Conseil suprême de sécurité nationale depuis 1989, Il s’était vu confier en 2003, au moment où la crise prenait de l’ampleur, la gestion du dossier nucléaire, et s’était donc retrouvé en octobre de la même année le principal interlocuteur des trois ministres européens des affaires étrangères venus au contact sur le sujet. C’est alors que je l’ai connu. Il avait en ce temps une réputation de doctrinaire, peu ouvert sur l’étranger. Mais il s’est mis rapidement au niveau de ce nouveau défi, découvrant l’intérêt du dialogue avec le monde extérieur, prenant des risques, gagnant en aisance et en autorité dans les arcanes du jeu diplomatique. Sa tâche avait toutefois une dimension supplémentaire : celle de reprendre en main le programme nucléaire iranien, dont il découvrait que certaines dimensions échappaient au regard des autorités gouvernementales. S’engage alors fin 2003 un bras de fer avec les Pasdaran, qu’il remporte. Mais la négociation avec les Européens finit par échouer à la mi-2005, pour des raisons sur lesquelles je reviendrai. Peu après l’arrivée d’Ahmadinejad à la présidence de la République, Rouhani, en désaccord avec la ligne de la nouvelle équipe, abandonne ses responsabilités de négociateur et attend son heure. Elle sonne à nouveau quand il accède en 2013 à la présidence de la République, au terme d’une campagne où il s’engage à régler la longue crise nucléaire pour en finir avec les sanctions, et permettre ainsi l’ouverture du pays sur l’extérieur. C’est d’ailleurs ce thème, aussitôt populaire dans l’opinion, qui lui permet de l’emporter. A peine élu, il s’empare du dossier dont il fait sa première priorité, forme pour le gérer une équipe de négociateurs expérimentés qui ont sa confiance personnelle, donne le cap et le pilote jusqu’au résultat que l’on sait.

Une usine dans le désert

Ces trois portraits tracés, il est temps de revenir aux origines de la crise.

Je me souviens avoir découvert peu de temps après être arrivé en Iran, en septembre 2001, à l’occasion d’une promenade avec des amis sur une route désertique, un site en construction, d’ailleurs non protégé, portant l’enseigne de l’Organisation iranienne de l’énergie atomique. J’avais alors demandé à Paris des photos satellites de l’endroit, pour comprendre un peu mieux ce qui se passait derrière les palissades du chantier. Mais Paris répondait qu’il avait d’autres urgences. Finalement, quelques mois plus tard, ce sont les Moudjaheddine du Peuple, groupe d’opposition armée, qui devaient annoncer à partir de Washington, en une conférence de presse dont l’écho allait résonner dans le monde entier, que le régime iranien construisait près de Natanz une usine clandestine de centrifugation pour produire de l’uranium hautement enrichi destiné à des bombes atomiques.

Première montée de tension

Même si l’usine en question était loin d’avoir commencé à fonctionner, même si, placée en plein désert, elle était aisément repérable, voire destructible, et donc difficile à présenter comme clandestine, la crise, dès lors, a commencé à enfler. Pour tenter de la désamorcer, Dominique de Villepin, alors ministre des Affaires étrangères, fait une première visite à Téhéran en avril 2003. Nous étions au lendemain de la pénétration des Américains dans Bagdad. Villepin arrivait d’une tournée dans la région dont l’Iran était la dernière étape. Après une petite nuit à l’hôtel, il avait démarré le matin par un entretien avec son homologue Kamal Kharazi. Les deux ministres devaient d’abord se rencontrer en tête-à-tête, puis se tiendrait la rencontre des deux délégations. Sachant par expérience que tout ce qui aurait de l’intérêt se passerait dans la première partie, je m’étais engouffré derrière les deux ministres et les interprètes, en entraînant d’autorité le jeune ambassadeur d’Iran à Paris, Sadeq Kharazi, plus timide que moi. Bien nous en prit, car les ministres échangèrent sur plusieurs sujets délicats, dont le nucléaire, et mes notes d’entretien servirent ensuite à désamorcer quelques sérieuses incompréhensions du côté français.

Mais la tension continuait à croître. Fin juillet ou début août 2003, j’ai dû rentrer de vacances en France pour aller remettre au ministre iranien des Affaires étrangères, Kamal Kharazi, une lettre de ses trois homologues allemand, britannique et français lui proposant d’éteindre le litige qui risquait de conduire son pays au Conseil de sécurité et même de renforcer la coopération de leurs pays avec l’Iran, si celui-ci renonçait à développer son projet d’enrichissement de l’uranium. Mais une fois arrivé à Téhéran, j’avais, avec mes deux collègues, constaté par la façon dont le ministère iranien des Affaires étrangères se dérobait à nos appels que l’on y craignait fort de recevoir une telle lettre. Le président Khatami préparait au même moment une missive à plusieurs chefs d’État occidentaux sur le même thème, et ne voulait pas être pris de vitesse. Nous nous démenions donc au téléphone, le jeu des Iraniens étant de nous faire dire ce que contenait la lettre avant d’accepter éventuellement de la recevoir. Mais c’était précisément ce que nous ne pouvions pas dire. À la rigueur, étaient-ils prêts à accepter que nous remettions cette lettre à un fonctionnaire de rang moyen, mais nous considérions qu’une lettre de ce niveau ne pouvait être remise qu’au ministre lui-même. Finalement, c’est l’ambassadeur d’Iran à Paris, Sadeq Kharazi, auquel j’avais lâché au téléphone que les Iraniens n’avaient pas à craindre le contenu de la lettre, qui avait débloqué l’affaire.

Welcome in Tehran

Au mois d’octobre s’est profilé un Conseil des gouverneurs de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) où les États-Unis s’apprêtaient à demander que le dossier iranien soit envoyé au Conseil de sécurité pour violation du Traité de non-prolifération nucléaire. Devant une telle perspective, l’opinion iranienne, chauffée à blanc par le régime, commençait à se cabrer. J’expliquais cela dans mes télégrammes. Il nous est alors revenu de Paris que Dominique de Villepin avait formé le projet de venir à Téhéran avec ses collèges allemand et britannique afin d’arrêter par l’ouverture d’une négociation le compte à rebours qui s’engageait. Pour ma part, je pensais et disais qu’une telle visite ferait mieux de se situer après le Conseil des gouverneurs de l’AIEA, en fonction de ce qui y serait finalement adopté. Mais Dominique de Villepin voulait agir vite. Je recommandais aussi que la venue des trois ministres soit soigneusement préparée par une mission préalable de leurs directeurs politiques respectifs. Ce qui fut fait, mais la déclaration commune que ces trois hauts fonctionnaires avaient la charge de préparer avec la partie iranienne contenait encore, quelques jours avant la date de la visite ministérielle, plusieurs passages importants en suspens, faute d’accord sur le fond. Je plaidais donc pour que les ministres attendent, et ne prennent pas le risque d’un échec (un peu égoïstement, je me disais qu’un échec risquerait fort de rejaillir sur la réputation des trois ambassadeurs concernés à Téhéran, et notamment sur la mienne). Mais Villepin avait finalement conclu qu’il fallait venir en tout état de cause. En effet, selon lui, ou la visite débouchait sur un résultat, et c’était un succès, ou elle échouait, et les Européens pourraient alors dire qu’ils avaient fait tout ce qu’ils pouvaient. Le geste serait de toute façon mis à leur crédit.

Je me souviens de l’arrivée des trois ministres, chacun de leur côté, dans le petit matin du 21 octobre. Dès le premier entretien, plutôt protocolaire, avec Mohammad Khatami, Président de la République, l’ascendant était pris par Dominique de Villepin, qui était pourtant le plus récent des trois ministres dans sa charge. C’est lui que les deux autres encourageaient à prendre la parole en premier, et à s’exprimer au nom des trois. Du côté de nos interlocuteurs, il régnait une atmosphère jubilatoire à voir trois ministres européens majeurs s’intéresser ainsi à leur pays. Jamais dans l’histoire de l’Iran l’on n’avait vu un tel déplacement collectif. Puis, en milieu de matinée, toutes amabilités épuisées, les deux délégations se sont retrouvées autour d’une longue table pour se mettre au travail.

Un coup de téléphone peu ordinaire


La déclaration commune à présenter une heure plus tard à la presse, déjà en train de se réunir, n’était toujours pas finalisée. Rien ne garantissait que l’on puisse aboutir. Chacun était sur ses gardes. Après une introduction de Hassan Rouhani, conduisant la délégation iranienne, dont la longueur et les détours trahissaient la nervosité, les ministres et lui ont dû commencer à discuter phrase par phrase le contenu de la déclaration finale. Et de fait, assez vite, la discussion a buté sur les points clés tournant autour de la suspension des activités de centrifugation de l’uranium, qui était demandée aux Iraniens comme geste de bonne volonté pour amorcer la négociation. Rouhani de plus en plus préoccupé du refus des trois ministres européens de céder sur les points qu’ils jugeaient essentiels, s’est mis à consulter à voix basse ses collaborateurs, et a finalement demandé, à court d’idées, une suspension de séance.

C’est alors que je l’ai vu dans le vaste hall qui formait antichambre, seul dans un coin, parlant à mi-voix sur son téléphone portable de façon visiblement très concentrée. J’ai eu immédiatement la conviction qu’il était en relation avec Ali Khamenei, le Guide de la Révolution, à qui il rendait compte du faible résultat des premiers échanges. A la reprise de la séance, Rouhani nous a fait comprendre qu’après avoir consulté le sommet de sa hiérarchie, il acceptait de répondre positivement aux attentes des Européens, mais qu’il le faisait sous sa propre responsabilité, sans y être expressément autorisé. Dès lors, la négociation pouvait reprendre son cours. Après quelques passes d’armes touchant au vocabulaire, il a été convenu, faute de pouvoir se mettre d’accord, de laisser à l’Agence internationale de l’énergie atomique le soin de définir elle-même le périmètre des activités liées à la centrifugation qu’il conviendrait de suspendre.

Nous nous sommes alors rendus à la conférence de presse avec une bonne heure de retard. La salle, très grande, était aussi très pleine. Il y régnait l’excitation des grandes occasions. Les questions qui ont commencé à fuser après la présentation de la déclaration commune qui venait d’être rédigée s’adressaient pour l’essentiel à Hassan Rouhani. La presse iranienne voulait connaître la durée présumée de la suspension des activités de centrifugation. Rouhani s’est donné beaucoup de peine pour expliquer que cette suspension était entièrement volontaire, d’une durée limitée, et qu’elle n’irait pas au-delà de quelques mois, le temps d'aboutir à une définition agréée des « garanties objectives » qui permettraient, selon la déclaration commune, de rassurer la communauté internationale sur le caractère exclusivement pacifique du programme nucléaire iranien. Cette suspension a en fait duré plus de deux ans.

Pasdaran et Basiji jouent les trouble-fête

Je me souviens qu’à un moment ou un autre dans la matinée, m’a été portée une dépêche d’agence annonçant que les Pasdaran venaient de procéder à un exercice de tir de missile balistique. La chose était particulièrement malvenue, et avait tout d’un pied de nez aux négociateurs. J’ai fait circuler le papier, sans que personne ne fasse de commentaire. Nous étions assez accablés. Puis,
à l’annonce par la radio iranienne du résultat de la négociation, des groupes de jeunes gens, manifestement des Basiji, milice de jeunes révolutionnaires, ont commencé à affluer vers le lieu de la rencontre pour protester contre des abandons de souveraineté peu à leur goût. Ceux qui en tiraient les ficelles étaient-ils les mêmes qui nous gratifiaient d’un tir de missile, c’est-à-dire les Pasdaran? Considérant les luttes de pouvoir au sein du régime, rien n’interdit de le penser. Au moment du départ, nos automobiles ont dû fendre une foule de manifestants, bruyante mais heureusement non violente, pour gagner l’aéroport.

Une négociation dure au démarrage

Avant de se séparer, il a fallu fixer, entre d’une part les directeurs politiques des trois ministères européens des Affaires étrangères, d’autre part les responsables iraniens, l’agenda de la négociation de fond prévue par la déclaration commune qui allait s’engager sur l’avenir des activités nucléaires sensibles. Les diplomates iraniens souhaitaient aller au plus vite. Affectés pour plusieurs d’entre eux presque uniquement à cette tâche, ils montraient de l'impatience, et même une certaine anxiété, à aboutir. Du côté des trois directeurs politiques et de leurs experts, il m’a semblé que cette affaire était vue comme un dossier certes important, mais parmi d’autres. Ils avaient d’autres rendez-vous à travers le monde, et peinaient à faire coïncider leurs agendas. La négociation s’est donc enclenchée beaucoup plus lentement que les Iraniens, et d’ailleurs moi-même, ne l’imaginions au départ. Contrairement à ce qu’avait annoncé Hassan Rouhani, elle a finalement traîné, non sans sérieux cahots, sur plus d’un an et demi, jusqu’à l’été 2005, où il a bien fallu constater qu’elle avait échoué, faute d'avoir pu obtenir des Iraniens qu’ils renoncent à leurs activités d’enrichissement par centrifugation, à vrai dire essentielles à leurs yeux.

Le mantra du « zéro centrifuge »

Cette exigence du « zéro centrifuge » n’était, à vrai dire, pas immédiatement apparue aux yeux des Iraniens, ni même aux miens, car masquée sous la formule des « garanties objectives » demandées par les négociateurs européens. Ceux-ci, surveillés en coulisse par les Américains, considéraient en fait que la seule « garantie objective » du caractère pacifique du programme nucléaire de Téhéran résidait dans l’arrêt complet des activités iraniennes d’enrichissement. Mais ils ne le disaient pas expressément, car cela aurait aussitôt fait capoter la négociation. Leur projet était donc de faire traîner les discussions en longueur, avec l’espoir que le temps passant, les Iraniens s’habitueraient à l’idée d’une suspension durable, qui finirait en abandon définitif. J’ai mis moi-même quelque temps à comprendre cette tactique, évidemment fondée sur une illusion, rien n’étant clairement dit par leurs capitales respectives aux trois ambassadeurs européens concernés. Mais je percevais que les suggestions que j’avançais dans mes télégrammes rédigés à la suite de mes conversations avec l’équipe des négociateurs iraniens, et qui allaient dans le sens d’un plafonnement et d’un contrôle renforcé des activités d’enrichissement de Téhéran, se heurtaient au silence et à l’agacement de Paris. J’avais aussi beaucoup de mal à savoir ce qui se passait à Vienne, au siège de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), où nos représentants considéraient sans doute que les discussions qui se déroulaient notamment dans l’enceinte du Conseil des gouverneurs devaient être protégées du regard d’un pauvre ambassadeur « bilatéral ». Mes informations à ce sujet me venaient de mes autres collègues, ou encore des Iraniens eux-mêmes. Je prenais en les écoutant l’air entendu.

Et puis, dès mars 2004, moins de six mois après son voyage à Téhéran, Dominique de Villepin quittait le ministère des affaires étrangères pour celui de l’intérieur. Michel Barnier le remplaçait. Tout à fait impliqué dans sa tâche, il ne pouvait cependant donner à cette négociation qu’il prenait en cours de route le même élan que son prédécesseur. La France n’y jouait donc plus un rôle moteur. Il a été ensuite lui-même remplacé par Philippe Douste-Blazy, qui s’est faiblement investi en cette affaire et s’est entièrement mis entre les mains de ses collaborateurs. Il ne restait plus, à vrai dire, que Jacques Chirac lui-même pour porter le dossier à niveau politique et résister à la pression des Américains. Or ceux-ci se montraient plus intéressés par la possibilité d’alimenter une dynamique de « Regime change », que par le règlement d’une affaire de prolifération nucléaire.

Chirac et ses troupes

Notre Président de la République, pour ce que j’ai pu percevoir dans mes entretiens, était malheureux de voir persister ce foyer de crise dans une région qui lui était chère, même s’il n’avait pas de sympathie spontanée pour le monde iranien et chiite. Il cherchait sincèrement une porte de sortie, et était même parvenu un moment à convaincre George W. Bush de faire quelques gestes d’ouverture, malheureusement sans lendemain. Mais il arrivait inexorablement à la fin de son mandat, dont chacun savait qu’il serait le dernier, et son autorité tendait à s’étioler, comme souvent en pareilles circonstances. Ses instructions, ses orientations n’étaient plus mises en œuvre avec le même scrupule. Je le vois début 2005 répondant positivement à Rouhani, venu à Paris pour lui suggérer de demander aux experts de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) de proposer eux-mêmes une définition des fameuses « garanties objectives » d’utilisation pacifique sur lesquelles les négociateurs européens et iraniens ne parvenaient pas à s’accorder. Mais aucune demande en ce sens n’est jamais parvenue au siège de l’Agence à Vienne. Une occasion intéressante d’avancée de la négociation a été alors perdue. C’est le début de cette époque décrite dans les mémoires de Mohamed ElBaradei, directeur général de l’AIEA, comme celle où l’on entendait à Paris deux sons de cloche, selon que l’on se tournait vers l’Élysée ou vers le Quai d’Orsay.



Dans ce ministère, les hauts fonctionnaires gérant le dossier étaient en effet revenus à la vision des choses dont Dominique de Villepin les avait un moment détournés. Il n’y avait selon eux aucune raison de se fâcher avec Washington pour les beaux yeux de Téhéran. Ils ne voyaient à vrai dire que les tares de ce régime, certes fort visibles, et n’imaginaient pas un instant accorder leur confiance à ces gens-là, même s’ils en réclamaient continûment des gestes destinés à « rétablir la confiance ». Seule une soumission complète était pour eux envisageable. Ils ne percevaient pas que leur attitude rappelait aux Iraniens les plus mauvais souvenirs de leur histoire, lorsque les puissances coloniales cherchaient à maintenir leur pays dans un éternel état d’arriération. Ou s’ils le percevaient, ce n’était pas leur problème. Il faut dire aussi que les trois directeurs politiques européens, qui pilotaient la négociation, avaient comme correspondant à Washington un néoconservateur exalté, John Bolton, qui menait cette affaire comme un combat entre le Bien et le Mal. Cela ne mettait pas d’huile dans les rouages.

Des Iraniens à la peine

Quant aux négociateurs iraniens, ils n’étaient pas dans une position enviable. Leur pays avait fait beaucoup de bêtises, certaines par négligence, d’autres avec l’indubitable objectif de se frayer une voie vers la bombe. En outre, les tentatives pour dissimuler ces infractions, en cours ou passées, étaient parfois pathétiques de maladresse. Ainsi dans le petit local de l’entreprise mécanique « Kalaye Electric », dans la banlieue de Téhéran, où avaient tourné clandestinement quelques centrifugeuses, les Iraniens avaient eu beau déménager les machines suspectes, puis tout gratter et repeindre avant l’arrivée des inspecteurs de l’AIEA, ceux-ci, par quelques prélèvements dans l’environnement, n’avaient pas manqué de détecter la trace de particules d’uranium légèrement enrichi, qui ne pouvaient provenir que d’une activité humaine. L’AIEA était ainsi remontée à la source de ces centrifugeuses, à savoir la petite entreprise du Pakistanais Abdel Qadir Khan, l’un des pères de la bombe pakistanaise, qui s’était reconverti dans le marché noir du nucléaire. Mais tout bien pesé, les projets iraniens n’étaient pas très avancés, il n’y avait pas péril en la demeure. Or les écarts signalés par les rapports d’inspection de l’AIEA, même s’ils n’avaient pas de conséquence immédiate ou même à moyen terme en termes d’accès à la bombe, étaient chaque fois accueillis avec des cris d’orfraie par la presse internationale, donnant l’impression que l’Iran était à la veille d’une première explosion. Assez curieusement aussi, à la veille de la plupart des réunions du Conseil des Gouverneurs de l’AIEA où le cas de l’Iran devait être examiné, surgissaient dans tel ou tel journal, souvent allemand, parfois anglais, des « révélations » de source indistincte sur le programme nucléaire iranien, dont on devinait qu’elles venaient d’Israël ou des Moudjaheddine du peuple. Téhéran était donc à tout moment sommé de démontrer qu’il n’était pas en train d’acquérir l’arme atomique. Angela Merkel prononçait ainsi en 2007 à la tribune des Nations Unies une phrase typique de cette attitude : "le monde n'a pas à prouver à l'Iran que l'Iran est en train de fabriquer une bombe atomique. L'Iran doit convaincre le monde qu'il ne veut pas la bombe." L’on revenait aux mauvais souvenirs de Donald Rumsfeld et Colin Powell, sommant l’un et l’autre Saddam Hussein de démontrer qu’il avait renoncé à se doter d’armes de destruction massive.

Pour l’équipe de Rouhani s’ajoutait le fait qu’elle tombait en général des nues lorsque l’AIEA, ou quelque autre source, mettait à jour telle ou telle activité répréhensible, ou au moins suspecte, dont elle n’avait jamais entendu parler. Je voyais alors mes correspondants assez déprimés. Rouhani s’est rapidement fâché, exigeant la transparence à son égard de toutes les institutions iraniennes mêlées de près ou de loin au nucléaire, qui n’en faisaient qu’à leur tête. C’est ainsi qu’il a convaincu Ali Khamenei, le guide de la Révolution, de mettre fin aux activités poursuivies en secret par les Pasdaran, cette armée d’élite protectrice du régime, qui, peut-être à partir d’une instruction initiale dans les années 1980, s’étaient ensuite développées sans contrôle – mais, Dieu merci, sans grande efficacité. L’essentiel, si l’on en croit en particulier des documents mystérieusement parvenus aux Américains et dont la teneur avait été transmise à l’AIEA, consistait en recueil de données théoriques, en quelques expérimentations de laboratoire, en un tir de missile doté d’une coiffe susceptible d’abriter une charge nucléaire, et en quelques essais de détonique d’explosifs classiques. Nul besoin de dire que les Iraniens niaient tout en bloc, affirmant que les documents en question, qu’on refusait d’ailleurs de leur remettre pour ne pas en dévoiler l’origine, étaient des faux grossiers.

Coup de théâtre : le rapport des Services américains

Des péripéties de cette lutte sourde entre Rouhani et les Pasdaran, captées par les moyens d’écoute américains, persuadent le directeur de la communauté américaine du renseignement d’écrire en 2007 dans un rapport public que le programme clandestin iranien de fabrication de la bombe avait été interrompu fin 2003. Cette publication était calculée pour éviter aux services de renseignement américains de porter la responsabilité d’une réédition du fiasco de l’intervention en Irak. Il est vrai qu’à l’époque de la sortie de ce document Washington bruissait de rumeurs sur un possible bombardement des installations nucléaires iraniennes, éventuellement en compagnie des Israéliens, qui ne manquaient pas de souffler sur les braises. Ce rapport des Services américains semait évidemment la consternation chez les « faucons » de Washington, et aussi chez les Français, qui s’empressaient de dire qu’ils n’avaient ni les mêmes informations, ni les mêmes analyses. Mais dès lors, la perspective d’une action de force pour régler la question nucléaire iranienne a commencé à s’éloigner.

Ceci ne retenait pas Washington de mener avec constance une « guerre de l’ombre » destinée à désorganiser le programme iranien et, par-delà, à déstabiliser le régime. En 2000, la CIA faisait parvenir aux Iraniens les plans d’une arme nucléaire intentionnellement truffée d’erreurs. Mais l’affaire faisait long feu car le scientifique russe chargé de la transmission du document en repérait les incohérences et les signalait à ses destinataires. Quelques années plus tard, était mis au point, en collaboration avec les Israéliens, le virus informatique Stuxnet qui faisait chuter, de façon longtemps inexpliquée, le rendement des centrifugeuses iraniennes. En 2005, et pour quelques années, les Moudjaheddine du Peuple, groupe d’opposition armée au régime installé à l’étranger, ont bénéficié d’entraînements commando dans le désert du Nevada. Américains et Israéliens ont en outre soutenu sur toute cette période des mouvements irrédentistes armés kurdes et baloutches. Seuls les Israéliens, toutefois, se sont lancés dans des assassinats ciblés de scientifiques nucléaires iraniens et ne se sont arrêtés que lorsqu’ils ont été fermement désavoués par les Américains.


attentat contre un scientifique iranien en 2012 à Téhéran


Glissade vers le Conseil de sécurité

Pour en revenir à la négociation conduite par les Européens, elle commence à se déliter au printemps 2005, quand les Iraniens perdent tout doute sur le fait que l’on ne cherche à obtenir d’eux que l’arrêt de leur programme d’enrichissement. Les Européens sont alors moins que jamais décidés à composer, car se profilent la fin du mandat du président Khatami et de nouvelles élections présidentielles dont tout le monde prévoit qu’elles seront remportées haut la main par Ali Akbar Rafsanjani, déjà président de 1989 à 1997, considéré comme pro-occidental et désireux d’en finir avec la crise nucléaire. Manque de chance, le vainqueur est Ahmadinejad. Il est mis fin à la suspension du programme d’enrichissement. En février 2006, les Iraniens produisent leurs premiers grammes d’uranium légèrement enrichi, le dossier nucléaire iranien est transféré au Conseil de sécurité par le Conseil des gouverneurs de l’AIEA, où plus personne ne résiste aux Américains. La négociation, même si elle n’est pas formellement interrompue, entre dans une longue période de glaciation. Il y a bien de temps en temps des rencontres de délégations, mais elles ne sont que le théâtre de longs dialogues de sourds.

Fin 2006, tombe la première résolution du Conseil de sécurité mettant en place des sanctions obligatoires prise au titre du chapitre VII de la Charte des Nations Unies, visant les cas de menace contre la paix et de rupture de la paix. Les Iraniens sont en particulier sommés de suspendre à nouveau leur programme d’enrichissement. C’est un camouflet pour eux, alors qu’ils avaient cru jusqu’au dernier moment, et contre toute vraisemblance, éviter pareille humiliation. Mais ils refusent de plier devant des exigences qu’ils jugent illégales puisque leur programme nucléaire, placé sous contrôle de l’AIEA, ne saurait constituer selon eux une « menace à la paix ». Américains et Européens font alors monter en puissance leurs propres sanctions qui, en frappant pratiquement l’ensemble de l’économie et des finances iraniennes, finissent par prendre autour de 2012 l’allure d’un embargo généralisé, voire d’un blocus.



La vision d’Obama

Obama, pourtant, cherche dès son arrivée à amorcer le dialogue avec Téhéran et le manifeste dans son premier message de Norouz, le nouvel an iranien, lancé le 21 mars 2009, ainsi que dans son discours du Caire, quelques semaines plus tard. L’occasion paraît se présenter à la mi-2009 lorsque l’Iran exprime à l’AIEA le besoin de recharger en combustible d’uranium enrichi à 20% le petit réacteur de recherche qu’il possède à Téhéran. Les Américains proposent de l’aider à se procurer ce combustible à condition qu’il se sépare de l’essentiel du stock d’uranium légèrement enrichi, autour de 4%, qu’il a déjà accumulé, et qui pourrait en effet permettre d’aller assez rapidement vers la bombe. Ahmadinejad répond d’abord positivement mais il est vite bloqué par son propre camp, car le cœur du régime, avec lequel il est déjà en froid, ne souhaite en aucun cas qu’il puisse se bâtir une popularité grâce à un rapprochement avec l’Amérique. Obama, pourtant, ne perd pas espoir et encourage un moment le premier ministre turc, Recep Tayyip Erdogan, et le président brésilien Lula à jouer les intermédiaires. A la surprise générale, ils finissent par emporter l’accord de Téhéran, mais ceci ne fait pas l’affaire d’Hillary Clinton, en train de négocier une nouvelle résolution sanctionnant l’Iran au Conseil de sécurité. Elle fait donc capoter l’affaire, sans craindre de placer son Président en porte-à-faux, ni d’humilier Erdogan et Lula pour avoir osé venir jouer dans la cour des grands. Nouveau fiasco donc, et l’on repart dans un affrontement stérile.

L’élection de Rouhani en 2013 offre, on l’a vu, une nouvelle fenêtre d’opportunité. La société iranienne souffre alors durement des sanctions et veut en sortir. Le côté occidental constate, pour sa part, que si les sanctions atteignent bien le but immédiat de grave dégradation de l’économie, elles sont impuissantes à ébranler le régime qui met en place une « économie de résistance ». Il constate surtout avec une inquiétude croissante qu’elles sont impuissantes à ralentir le développement du programme nucléaire iranien, qui, avec déjà quelque 20.000 centrifugeuses installées, pourrait rapidement conduire le pays au seuil de la capacité à produire une arme nucléaire. D’un côté le succès, de l’autre l’échec des sanctions poussent donc les deux parties vers la table de négociation. Déjà en 2012, le Sultan d’Oman facilite des contacts secrets entre Iraniens et Américains. A l’automne 2013, Rouhani, fraîchement entré en fonctions, se rend à l’Assemblée générale des Nations Unies et mène à New-York une offensive de charme en direction de l’opinion américaine. Il est encore trop tôt pour qu’un hasard aménagé lui permette de croiser Obama dans un couloir des Nations Unies, mais juste avant son retour à Téhéran, dans l’auto le conduisant à l’aéroport, Rouhani échange quelques amabilités avec le Président américain en un coup de fil aussitôt qualifié d’« historique ». La glace est désormais rompue entre les deux vieux adversaires.

America takes command : Genève, Lausanne et Vienne

Encore faut-il, pour pouvoir entrer dans le vif du sujet, que les Occidentaux en général, les Américains en particulier, acceptent de revenir sur deux positions constantes qui avaient empêché jusque là la relance des négociations. D’abord l’exigence, désormais gravée dans les résolutions du Conseil de sécurité, que l’Iran suspende à nouveau ses activités d’enrichissement en préalable à toute négociation de fond. L’Iran, échaudé une première fois pour n’avoir rien obtenu d’un tel geste, n’a pas l’intention de recommencer. Ensuite le refus de dévoiler en préalable à la négociation le but final recherché : démantèlement, ou simplement encadrement et contrôle du programme iranien ? Les Iraniens veulent y voir clair avant d’entrer en discussion, les Occidentaux se dérobent. A l’automne 2013, John Kerry, en charge du dossier, prend avec Barack Obama la responsabilité de répondre positivement à l’attente iranienne sur ces deux points : plus question de subordonner l’entrée en négociation à la suspension des activités d’enrichissement iraniennes, elles seront simplement ralenties, et reconnaissance au moins implicite du droit de l’Iran à enrichir. C’est un choix crucial. Un deuxième choix crucial est fait du côté américain, qui limite fort sagement la négociation au dossier nucléaire, et évite donc de la charger d’autres questions lourdes de controverses, telles que la lutte contre le terrorisme, le respect des droits de l’Homme, ou la sécurité du Moyen-Orient. Un premier accord posant les bases du processus de négociation devient dès lors possible, il est conclu à Genève le 24 novembre 2013 entre l’Iran et le groupe dit des P5 plus 1 –les cinq membres permanents du Conseil de sécurité, Chine, États-Unis, France, Royaume-Uni, Russie, plus l’Allemagne. En avril 2014, les mêmes négociateurs, toujours sous l’impulsion des Américains, parviennent à Lausanne à un accord-cadre sur le fond des choses, qu’il ne s’agit plus alors que de préciser. De nombreux diables surgissent encore des détails, mais ils ne parviennent pas à arrêter la dynamique qui conduit à l’accord du 14 juillet 2015, conclu à Vienne après d’harassantes discussions où Kerry d’un côté, Zarif de l’autre, et leurs équipes, jettent toutes leurs forces.


 Le sommet de la montagne, dont l’accès était cherché depuis douze ans, a enfin été atteint. Certes, il faut encore redescendre, c’est-à-dire conduire l’application de l’accord à bon port, et c’est encore d’une décennie ou deux dont il s’agit. Mais déjà ce succès peut passer à l’histoire. Pour l’essentiel, il aboutit à limiter strictement le format des aspects les plus sensibles du programme nucléaire iranien pour des durées allant de 10 à 15 ans. L’Iran accepte ainsi, le temps de rétablir la confiance de la communauté internationale, des contraintes allant très au-delà des obligations ordinaires d’un signataire du Traité de non-prolifération nucléaire. Téhéran s’engage en outre à appliquer sans attendre, puis à présenter à la ratification de son parlement, le protocole additionnel de l’AIEA, offrant à l’Agence des moyens d’investigation suffisamment étendus et intrusifs pour décourager toute tentation d’aller vers la bombe. Et ces contrôles supplémentaires autorisés par le Protocole additionnel ne sont soumis à aucune limitation de durée. Téhéran promet enfin de faire la lumière sur toutes les questions que lui pose depuis des années l’AIEA sur ses activités suspectes conduites pour l’essentiel dans les années 1990, et décrites dans les rapports de l’Agence sous les termes de « possibles dimensions militaires ».

Quant aux six puissances faisant face à l’Iran, elles s’engagent à démanteler l’essentiel de leurs sanctions économiques et financières, ainsi que des sanctions qu’elles ont fait adopter au Conseil de sécurité, au rythme de mise en œuvre de ses obligations par l’Iran. Certes, une partie des sanctions demeure. De nombreuses sanctions américaines relèvent en effet également de la lutte contre le terrorisme et pour les droits de l’Homme et restent donc en place. Les sanctions touchant au cœur des activités nucléaires iraniennes ne sont pas non plus modifiées, et le Conseil de sécurité maintient pour quelques années encore des mesures restrictives sur le commerce des armes lourdes et des missiles. Surtout, il est prévu que les sanctions levées puissent être remises aussitôt en place si l’Iran ne respecte pas ses obligations. Mais même avec tous les verrous ainsi posés, les fonds iraniens bloqués à l’étranger vont être libérés, les exportations de pétrole vont pouvoir retrouver leur niveau d’antan, l’économie de l’Iran va pouvoir progressivement repartir, et son marché s’ouvrir aux fournisseurs et investisseurs étrangers. L’accord est donc pour les deux parties un bon accord, aussi « robuste » que le souhaitaient notamment les Français, mais aussi très favorable à l’Iran puisqu’il met fin à l’état de siège économique et financier auquel il était soumis. Tous les espoirs lui sont désormais permis en matière de développement, d’ouverture de la société et d’apaisement de sa relation avec le monde extérieur. Il n’est pas certain que tous se réalisent, car les milieux fondamentalistes, retranchés au cœur du régime et entourant le Guide suprême, se tiennent toujours en embuscade pour bloquer les évolutions non désirées de la République islamique. Mais au moins la chance d’évoluer est là, et il revient à Rouhani de la concrétiser.

Quelques leçons en conclusion

Quelles leçons tirer au terme, certes provisoire, de ce long cheminement résumé à grands traits ?

D’abord l’importance de la combinaison entre volonté d’aboutir et circonstances. Or elle a tout d’un jeu de hasard. La persévérance, toutefois, augmente les chances de tirer la combinaison gagnante. Villepin ne reste pas assez longtemps à son poste pour y parvenir, alors que le dossier bénéficiait de la conjoncture favorable générée par la présence simultanée d’un président iranien désireux de renouer avec l’Occident, Mohammad Khatami, et d’un négociateur énergique, Hassan Rouhani. Quant à ce dernier, il doit attendre huit ans pour voir son heure revenir en se faisant élire à la Présidence de la République, et pour être enfin en mesure de réaliser son projet. Obama qui dès sa première campagne présidentielle annonçait son intention de renouer avec l’Iran, attend, lui, quatre ans et sa seconde élection pour pouvoir commencer à produire œuvre utile.

Ensuite la constatation qu’il existe des durées difficilement compressibles de maturation des dossiers, comme s’il fallait que les acteurs découvrant une affaire aient eu le loisir d’explorer toutes les formules inopérantes avant de se rallier aux bonnes solutions. Pour les quelques personnes à travers le monde familières à la fois de l’Iran et des questions de non-prolifération, parmi lesquelles je m’efforce de compter, il était clair dès 2004 que l’issue de la crise ne se trouverait que dans une seule direction : acceptation de l’existence du programme nucléaire iranien, dont aucun élément n’était formellement contraire au Traité de non-prolifération, limitation de son format et mise en place autour de lui d’une clôture de contrôles suffisamment étroits et sensibles pour que la moindre tentative de franchissement pour aller vers la bombe soit aussitôt détectée et sanctionnée. Mais ce discours était alors proprement inaudible, et ses auteurs combattus comme des défaitistes. C’est pourtant bien à cela qu’il a fallu arriver.

Pailles et poutres

Il est vrai que la nature même du régime iranien cristallisait toutes les inquiétudes, encourageait toutes les phobies. Dès le début des années 1990, surgissait à intervalles réguliers dans la presse internationale la prédiction que l’Iran était en train de se doter de l’arme nucléaire et qu’il ne manquerait pas d’atteindre son but dans les deux ou trois années à venir. La nouvelle venait tantôt d’Europe, tantôt des États-Unis, et plus souvent qu’à son tour d’Israël. Or s’il y a bien eu des velléités en ce sens, à elles seules condamnables, elles n’ont jamais dépassé le stade des préliminaires. Le procès fait à l’Iran a donc pris assez vite la tournure d’un procès d’intention. Et beaucoup des acteurs de la crise vivaient dans la proximité de fantômes tels que la Shoah pour les Israéliens, les prises d’otages et les attentats dévastateurs pour les Américains et les Européens, ou encore le soutien indéfectible de l’Occident à Saddam Hussein du côté des Iraniens. Cela déformait toutes les analyses.

D’où aussi une sorte de chantage à la confiance développé par les Occidentaux, sur le thème de la nécessité de rétablir la confiance avant de pouvoir commencer à sérieusement négocier. C’était une façon à peine déguisée d’obliger les Iraniens à se plier à une série de préalables pour avoir enfin le droit de voir le jeu de leurs interlocuteurs. Les chances de succès d’une telle stratégie, perçue par les Iraniens comme une nouvelle démonstration de l’arrogance occidentale, étaient égales à zéro. La confiance ne pouvait être en cette affaire que le produit lentement mûri d’un bon accord, fidèlement appliqué. Cette méthode a pourtant été poursuivie pendant six ou sept ans, en utilisant de plus en plus fort l’arme des sanctions pour faire céder l’Iran. C’est que qui a été un certain temps baptisé du terme de « double approche », « fermeté » manifestée par les sanctions et « ouverture » sous forme d’offre de dialogue : noble façon de désigner la tactique de la carotte et du bâton. Mais c’était aussi ignorer une règle simple de psychologie animale, à savoir qu’un âne ne s’approche pas d’une personne agitant simultanément carotte et bâton. Á plus forte raison les Iraniens.

Cette façon d’agir gardait quand même du sens dans la perspective d’un second objectif situé au-delà de la lutte contre la prolifération, à savoir la déstabilisation du régime. Mais elle faisait une erreur de diagnostic sur la solidité de la République islamique. Son comportement détestable, son impopularité dans une partie de la population, notamment la plus éduquée, n’en faisaient pas forcément une entité fragile. L’on a été un moment persuadé qu’elle finirait par s’effondrer si l’Iran, pays de rente pétrolière, était à la fois empêché de vendre son brut et d’acheter l’essence raffinée dont il était déficitaire. Lorsque quelques stations-service avaient été incendiées au moment où Ahmadinejad s’était décidé à augmenter le prix de l’essence à la pompe, un frisson d’espoir avait parcouru la communauté des observateurs. Mais il leur avait fallu déchanter, le Grand soir n’était pas encore arrivé. Il n’est pas non plus arrivé en 2009 lorsque des millions d’Iraniens sont descendus dans la rue pour protester contre une élection manipulée. Le régime a répondu avec toute la brutalité utile, et même au-delà. Il a eu très peur mais a su ensuite se ressaisir, regagnant même de la légitimité en gérant avec doigté l’élection en 2013 d’Hassan Rouhani.

Le monde de la négociation et sa périphérie étaient donc traversés de passions encore plus que de sentiments rationnels. Elles finissaient par brouiller la vue de ceux-là mêmes qui étaient censés détenir l’expertise destinée à éclairer le monde des politiques. Je me souviens d’un haut fonctionnaire du Quai d’Orsay, placé au cœur du dossier, m’assurant en 2004 ou 2005, alors que circulait l’idée de limiter le programme iranien à quelque cinq cents ou mille centrifugeuses, qu’avec un millier de leurs machines les Iraniens pourraient produire l’uranium hautement enrichi nécessaire à une bombe en six mois. Nous savons aujourd’hui qu’il en faudrait au moins dix mille. J’avais beau lui exprimer mon scepticisme sur ses calculs, il n’en démordait pas. Il était d’ailleurs encadré lors de cet entretien de spécialistes du Commissariat à l’énergie atomique, qui ne pipaient mot. Sans doute craignaient-ils, s’ils soutenaient mes propos, de passer pour de mauvais Français.

Or ces quelques fonctionnaires parvenaient à occuper et à échanger entre eux, ainsi qu’avec ceux qu’ils cooptaient, les positions clés où le dossier iranien était traité, et d’où il était possible de convaincre les décideurs politiques. Les dissidents étaient tenus à distance, les hésitants se taisaient, il n’y avait plus de place pour les remises en cause, pour les doutes créateurs. C’est ainsi que la diplomatie française toute entière s’est trouvée peu à peu piégée dans un syndrome de groupthink, bien connu en psychosociologie, et a été amenée, bon gré mal gré, à se placer dans la roue des Américains, alors qu’elle avait un moment toutes les cartes en main pour jouer les facilitateurs entre Téhéran et Washington.


 Voilà pour la paille dans l’œil français. On pourrait trouver des poutres dans quelques autres. Il serait trop long d’égrener toutes les erreurs des Américains, dont beaucoup ont été croisées au fil de cette histoire. Pour les Iraniens en particulier, ils ont été longtemps coutumiers de grossières erreurs d’appréciation sur les soutiens dont ils pouvaient disposer à l’étranger. Je me souviens ainsi de leur surprise presque chaque fois qu’une résolution défavorable tombait au Conseil des gouverneurs de l’AIEA, alors qu’ils avaient tablé sur la solidarité islamique et le soutien du Tiers monde. Mais leurs alliés potentiels, soumis à une intense pression des Américains, s’étaient prudemment dérobés. De même, ils ont cru longtemps qu’ils pourraient échapper aux résolutions du Conseil de sécurité alors que leur comportement provocateur, c’était le temps d’Ahmadinejad, y conduisait tête baissée. En négociation, ils tendaient à réclamer trois pour obtenir un, et cette façon d’agir ne pouvait que détruire leur crédibilité. Ils avaient aussi tendance à épuiser leurs interlocuteurs par de longues dissertations sur l’excellence et la pureté des intentions de la République islamique, sans que cela fasse progresser d’un pouce le dossier. Enfin, ils ont eu un certain temps l’illusion, là encore du temps d’Ahmadinejad, qu’une entente avec la Russie et la Chine leur permettrait de se sortir d’affaire. Il leur a fallu assez rapidement déchanter. Ils ont toutefois appris de leurs erreurs et leur dernière équipe de négociateurs, conduite par Mohammad Javad Zarif, le ministre des affaires étrangères choisi par Hassan Rouhani, s’est clairement située à un niveau élevé de professionnalisme.

De l’adéquation du but et des moyens

Et puis, pour mener à bon rythme une négociation complexe de ce type, il faut accepter d’y mettre les moyens. Les Américains lorsqu’ils se sont décidés à entrer publiquement dans le jeu en 2013, ont mobilisé leurs meilleurs professionnels au service d’objectifs clairement définis. Des douzaines de diplomates, de fonctionnaires et d’experts, sans doute autour de la centaine, ont travaillé en permanence pendant plus de dix-huit mois sur le dossier. On est loin des quelques fonctionnaires, certes de haut niveau, qui traitaient épisodiquement du sujet dans les trois capitales européennes au début des années 2000. Avec une dizaine de diplomates et d’experts employés à plein temps dans chaque capitale, nous aurions pu faire avancer les choses. Mais sans doute n’en avions-nous pas vraiment envie, dans la mesure où il aurait fallu, à un moment ou à un autre, entrer dans un bras de fer avec l’administration de George W. Bush.

Un monde unipolaire

Sur un tel dossier, force est aussi de constater que se discerne mal l’ère du monde « multipolaire » ou « apolaire » qui serait la nôtre aujourd’hui. Que ce soit pour bloquer ou pour avancer, les Américains ont été constamment à la manœuvre. Les Iraniens ne s’y sont pas trompés et ont souhaité dès le début les voir se joindre à la négociation. Les Européens aussi d’ailleurs, mais il a fallu du temps pour les convaincre. Quand les Américains se sont décidés, les Iraniens ont été très heureux de pouvoir enfin traiter avec le leader. la négociation finale a été pour l’essentiel une négociation bilatérale, dans laquelle les autres parties ont joué une fois ou deux les grognards, et toujours les utilités. Même les Russes et les Chinois n’ont jamais mis en cause cette prééminence américaine dans la conduite de la négociation et ont toujours fini par rejoindre Washington, y compris sur des points allant directement à l’encontre de leurs intérêts, tels que le maintien d’un embargo sur les principales ventes d’armes conventionnelles à Téhéran. A la lecture du cas iranien, le monde de la lutte contre la prolifération nucléaire apparaît encore clairement, et pour un certain temps, comme un monde unipolaire.

Fallait-il des sanctions pour aboutir ?

C’est sans doute la question la plus difficile, celle dont les experts pourront disserter à perte de vue, et dont la réponse relève in fine de la conviction intime. Chez les « Faucons », aucun doute, c’est grâce à ces sanctions « invalidantes », selon l’adjectif souvent utilisé par les Américains, que l’Iran a été conduit d’abord à négocier sérieusement, ensuite à accepter des contraintes inédites dans le monde de la non-prolifération, mais qui étaient seules à la mesure du danger généré par ses ambitions déstabilisatrices. Et même désactivées, ces sanctions vont continuer à jouer un rôle sécurisant très important dans la mise en œuvre de l’accord du 14 juillet. En effet, la menace permanente de les voir aussitôt remises en vigueur en cas d’infraction avérée devrait, dans la longue période qui s’ouvre, retenir les Iraniens de finasser, de se dérober, de tenter de tricher.

Les « Colombes », elles, relèvent qu’en 2005, bien avant que ne monte en puissance l’arsenal des sanctions, l’Iran offrait déjà en ouverture de discussion des éléments essentiels de l’accord de 2015 : limitation du nombre de centrifugeuses, et ce à un chiffre nettement inférieur à celui finalement convenu dix ans plus tard, plafonnement du taux d’enrichissement à 5%, transfert du stock d’uranium déjà enrichi dans des éléments combustibles, difficilement récupérables pour des enrichissements supérieurs, application sans attendre du Protocole additionnel dans l’attente de sa ratification par le Parlement, renonciation à la voie du plutonium. A partir de là, rêvons un peu. C’était encore le temps de Khatami et de Rouhani. Un accord sur de telles bases, pour le règlement de cet enjeu majeur, aurait renforcé le camp des réformateurs et des modérés, et peut-être évité la catastrophe de l’élection d’Ahmadinejad, qui a fait perdre huit ans à l’Iran et au monde. Mais ensuite, revenons sur terre : l’Europe aurait-elle pu faire avaler un tel accord à l’Amérique de George W.Bush ? Là, nous entrons dans la politique-fiction…

Quant à l’arme des sanctions, force est de constater qu’elle s’est beaucoup sophistiquée depuis la fin de la Guerre froide, au point de rendre irrésistible la tentation de la mettre en œuvre dès qu’une situation paraît bloquée. Les États-Unis ont en particulier découvert dans les années 2000 tout le parti qu’ils pouvaient tirer de leur position centrale dans la sphère des échanges financiers, monétaires, électroniques. Interdire à une institution travaillant à l’échelle internationale d’accéder aux réseaux américains de communication et d’affaires, c’est désormais la condamner à une sorte de mort civile. Ils ont aussi constaté que leurs sanctions économiques et financières, outre leur action directe sur l’objet visé, avait pour effet secondaire, du fait de leur puissance dévastatrice, d’encourager la cohésion de leurs alliés. Le temps paraît loin où l’Union européenne s’opposait fermement aux lois américaines étendant au-delà des frontières des États-Unis l’effet des sanctions votées par le Congrès, en menaçant notamment de recourir à l’arbitrage de l’Organisation mondiale du Commerce. Dans l’affaire iranienne, l’Union européenne s’est au contraire prêtée au jeu avec empressement, collaborant avec Washington pour la mise en œuvre de ses sanctions financières à l’égard de l’Iran et découvrant à cette occasion l’effet radical de certaines de ses propres mesures, comme l’exclusion des banques iraniennes du système électronique Swift d’acheminement de transactions financières, établi à Bruxelles.

Deux affaires symboliques concernant plus précisément la France, pour terminer. Lors de la visite à Paris du Président Khatami en 1999, le Président Chirac avait formellement promis de fournir à l’Iran quatre Airbus A-330. Mais la société Airbus, à l’époque EADS, société néerlandaise ayant son siège social à Leyde, bien que devant tout aux initiatives de l’État français, a finalement bloqué ce projet, craignant les contrecoups d’un tel geste sur son marché américain, le premier de loin par son importance. Les avions, pourtant partiellement payés, n’ont jamais été livrés. Ceci a marqué pour moi un changement d’époque. Dans ma jeunesse, il était impensable qu’une société puisse résister à une directive venant du plus haut niveau politique. 


Plusieurs années plus tard, les dirigeants français ont accepté sans protester un décret du Président Obama fermant aux constructeurs et équipementiers automobiles français le marché iranien, où ils avaient occupé une place privilégiée, contribuant à la mise sur le marché de quelque 600.000 véhicules par an. Des milliers d’emplois ont été détruits sans bruit en France. Mieux, nous avons, peu après cet épisode, remis la croix de la Légion d’Honneur au milliardaire et mécène américain Thomas Kaplan, s’affichant comme francophile, mais aussi principal pourvoyeur de fonds du très puissant groupe de pression « United against Nuclear Iran », directement à l’origine de cette mesure, et s’en félicitant d’ailleurs ouvertement. Je n’avais pas imaginé que nous puissions prendre une telle distance avec les intérêts d’entreprises et de salariés français. Ou était-ce un autre effet de la mondialisation ?